La très douce régénération de la joie
Texte par Steve Gagnon
Illustration par Mathilde Corbeil
mes amis qui avez perdu
beaucoup trop tôt
votre candeur
avant de vous écrire ceci j’aurai tourné longtemps autour du pot
j’aurai passé et repassé dans ma tête
des centaines de fois
vos histoires
je connais vos mots presque par cœur
j’ai retenu aussi vos yeux
et vos gestes
intranquilles
je sais qu’il est difficile pour vous de trouver l’apaisement et ce n’est pas moi qui vous dirai qu’il faut faire la paix avec le passé
même si je sais que c’est la chose à faire
ce n’est pas moi qui vous le dirai
je n’ai pas la légitimité de vous parler de la douleur je n’ai pas la légitimité de vous parler de la honte ni de la peur
il est hors de question que je tente d’écrire ici votre chagrin hors de question que je fasse comme si il était le mien je ne prendrai pas la parole à votre place
ce n’est pas possible
ce serait grossier de ma part
je refuse que la poésie puisse servir à sublimer ce qu’il y a de plus abominable dans nos histoires
je ne ferai pas de jolies images avec ce qui vous hantent encore
la nuit
15 ans
20 ans
40 ans plus tard
mes amis qui avez perdu
beaucoup trop tôt
votre candeur
ce n’est pas à moi de mettre les doigts dans vos âmes disloquées pour tenter de réparer les choses
je n’écrirai pas le mot pardon
je ne sais pas ce que je pense vraiment de ce mot-là de toute façon
mes amis qui avez perdu
beaucoup trop tôt
votre candeur
je vous trouve bien braves
tous
et je me sens bien démuni devant vos tristes récits mais il y a
une chose
dont j’ai envie de vous parler
il y a
une chose
que je me sens capable d’écrire ici
j’ai envie de vous parler de la joie
de la survivance de la joie
l’enfance prend le temps qu’il faut pour défricher le plus possible de chemins vers la joie
il en faut des tonnes
il en faut de grandes réserves
il faut tracer le plus de lignes possible entre nous et la joie
s’assurer qu’il y ait toujours une issue
quelque part
qui débouche sur l’extase
et le réjouissement
l’enfance n’est pas à l’infini réparable
et quand elle n’est pas jolie
quand elle se gâche trop tôt
nous passons le reste de nos vies à ramasser des pots qui se cassent et se cassent éternellement
je sais ce que c’est qu’une enfance éclatée en plein de petits morceaux irréconciliables les uns les autres
nous devenons des hommes et des femmes avec de toutes petites mains
maladroites
qui n’arrivent pas à faire tenir en place nos hésitantes existences
je sais
mais
mes amis qui avez perdu
beaucoup trop tôt
votre candeur
la joie est un chat
sauvage souvent
un animal caché quelque part qu’on peut
parfois
mettre beaucoup de temps à trouver
mais la joie n’a pas qu’une vie
la joie n’a pas qu’une vie
la joie n’a pas qu’une vie
elle n’a pas qu’une vie
elle n’a pas qu’une mort
pas qu’une chance
la joie est un chat
qui ressuscite autant qu’il le faut
autant
qu’il le faut
le monde n’a pas suffisamment pris soin de votre joie je sais
alors aujourd’hui imaginez que ces mots résonnent dans un stade
immense
imaginez que nous sommes innombrables à chanter vos noms pour célébrer votre résistance
et moins vous serez silencieux moins nous le serons nous aussi
et moins nous le serons
moins vous le serez
un jour tout aura été dit
et là
seulement là
peut-être
il sera juste de prononcer le mot pardon
pour le moment parlez
nous vous entendons
la joie naît beaucoup plus dans la parole
que dans le silence
la parole est signe de liberté
et la liberté est source de joie
alors parlez mes amis
parlez
nous vous entendons
je l’écris ici
parlez nous vous entendons
imaginez que ces mots dévalent vers vous comme une horde d’enfants bruyants
les paumes pleines de mûres sauvages
ils ont les jambes égratignées par les épines mais ils ont le visage et le cœur souriants
imaginez que ces mots sont un déversement de champagne doré que nous buvons à la douce
à la très douce
régénération de la joie
comme il y a les fleurs que l’on cultive et celles qui poussent instinctivement
il y a aussi la joie que l’on fabrique
et celle qui jaillit naturellement
imaginez alors que ces mots sont des bouquets immenses qui ne finiront jamais de fleurir
à l’image de tous ces jardins que nous fabriquons en l’honneur de ceux qui ont souffert
imaginez que ces mots sont des plantes indigènes qui s’accrochent à l’intérieur de vos crevasses les plus profondes
imaginez qu’elles retiennent vos chairs en un morceau que plus rien ne s’affaissent
ni le jour
ni la nuit quand d’autres corps vous touchent mes amis qui avez perdu
beaucoup trop tôt
votre candeur
jamais je n’oserais vous parler de la douleur
je ne sais pas en parler
pas à vous en tout cas
alors je vous parle ici de joie
de joie
parce que je sais que contrairement à la candeur quand elle s’effrite
ce n’est jamais irréversible
ce qui nous manque parfois
c’est le chemin qui nous ramène vers elle
alors
finalement
imaginez ces mots comme des spectacles inespérés de feux d’artifice qui hurlent bienvenue chez vous
imaginez qu’apparaissent alors
phosphorescents
des milliards de petits sentiers qui vous conduisent vers des maisons habitables
chez vous n’était pas la souffrance
chez vous n’était pas la honte
chez vous n’était pas le silence
chez vous est ici
nous faisons toute la place à vos histoires
vos histoires sont bouleversantes
mais vos histoires ne sont pas honteuses
il n’est pas question de honte ici
il n’est pas question de honte
il n’est pas question du silence
ni de la peur
il est question de la douce
de la très douce
régénération
de la joie
