Les photos de famille
Texte par Sébastien Bérubé
Illustration par Chaimae Khouldi
Le plus dur c’est d’apprendre qu’elle est enceinte. De passer de la joie à la peur, en quinze secondes, en dessous des ballounes en forme de biberons qu’elle a accrochées partout dans l’appartement. Et si c’était vrai? Pas la grossesse, non. Ça, le bâton blanc et bleu qu’elle a enrubanné avec une suce te le confirme : tu vas être père, mon homme. Ce qui te fait peur, c’est ce qu’il te disait : «Toi pis moi, on est pareils». Et si c’était vrai? Tu veux pas. Tu veux pas être pareil. Tu veux pas être comme lui. Tu veux pas être ton père. Tu veux pas.
Tu te répètes : « Tu seras jamais comme lui. »
Le plus dur c’est d’en parler pour la première fois. Avec celle qui te connaît mieux que toi- même. Avec celle qui sait toute, mais qui sait pas ça. De lui faire comprendre pourquoi t’as jamais accroché de photos de famille, à côté des siennes, dans le salon. Pourquoi tu te crispes quand un homme est trop proche de toi. Comment ça se fait que t’as l’air homophobe par boute. Que t’es pas méchant pis que dans le fond c’est juste le petit gars, qui entend ses pas à lui dans le corridor, qui refait surface. C’est attendre une réaction au vide immense que tu vomis devant elle et te surprendre de sa main dans ta nuque et de tout l’amour qu’elle te lègue.

« T’es pas tu seul. Tu le seras pu jamais »
Le plus dur c’est d’appeler ton frère. De lui expliquer la raison qui fait que t’as manqué son mariage. Le comment du pourquoi pis le pourquoi du comment que t’es jamais là à Noël ou pendant les fins de semaine au chalet. C’est le silence avant la colère qui s’incruste depuis trop longtemps dans le petit corps qui grandit pas aussi vite dans ta tête. Les «ben wayon tabarnac!» pis les «m’a le tuer!» entre les pleurs qui sont ni les tiens ni les siens pis les deux à la fois. C’est sentir sa main dans ton dos, à travers la ligne de téléphone pis les trois heures qui vous séparent. C’est savoir que le reste du trajet tu le feras pas tu seul.
« J’monte. C’est correct. J’m’en viens. On ira demain matin. Ça va être correct. »
Le plus dur c’est de sortir du char. D’arrêter le moteur, de prendre un souffle, de regarder ton frère pis de finalement sortir. Parce que l’oubli est une porte qui se ferme un peu trop souvent de travers. Qui t’enferme dans un monde où les murs t’envoient ton reflet comme des claques su’a yeule. Ouais, c’est ça. L’oubli, comme un miroir de char. « Objects are closer then they appear ». T’as beau rouler au fond. Essayer de te sauver. Ça te suit partout. C’est le temps que le miroir craque. Tu le sais que c’est pas vraiment ton reflet pis que c’est pas toi qui voulais s’enfermer-là. Mais là c’est fini câlisse. C’est fini.
Tu te répètes : « T’es pas comme lui. »
Le plus dur c’est de passer la porte pis de vider ton sac au Constable Sirois. Il t’apporte de l’eau pis comprend pas qu’un père peut faire ça. Il sait pas comment te prendre. Tu sais pas comment te livrer non plus. Mais vous êtes là tous les deux à le faire. À changer l’histoire. Il te pose des questions qu’il préférerait pas pis tu réponds avec les détails que t’aimerais mieux pas savoir. L’oubli, comme un miroir de char. « Objects are closer then they appear ». Tu dis tout ce qu’il doit savoir. Tu lui ton tends ton petit cœur avec tes gros bras pis, lui, te remets un petit peu d’espoir avec sa grosse voix.
« Appelle là. Ils vont pouvoir t’aider où moi je peux pas. On va s’occuper du reste. »

Le plus dur c’est de composer le numéro qu’il y avait sur la petite carte que la police t’a donné. D’entendre la sonnerie s’étirer. Une fois. Deux fois. Trois fois. À travers le temps qui manque, mais que tu prends astheure. Parce que oui, tu vas prendre le temps. Tu vas tout le prendre. Prendre le temps. Prendre rendez-vous pis parler. Pour vrai. Enfin. Avec des gens qui savent, qui comprennent. Qui savent lire la rage, les poings serrés pis les envies de se fucker la face ben comme du monde. Parler pis reposer ses jointures.
« T’as le droit d’être en crisse. Cette honte-là, c’est pas la tienne. Lâche ça. »
Le plus dur c’est d’apprendre qu’il a rien nié. Qu’il a tout avoué dès le début. Qu’on a même pas besoin de te croire. La justice va faire sa job pis t’auras pas besoin de participer au show. T’es chanceux. Tu sais que c’est pas comme ça pour tout le monde, mais au moins tu te dis que lorsque le marteau va tomber, c’est le fait que t’as pris parole qui va résonner dans la petite salle. Dans ta vie. Pis t’espères que ça résonne longtemps. Loin. Que ça fasse trembler le monde assez fort pour que tombent les murs qui en enferment d’autres comme toi. Le plus dur c’est de pu être celui enfermé par les actions d’un autre.
« C’était pas ta faute. Ça l’a jamais été pis ça le sera pu jamais. »
Le plus dur c’est de choisir entre « jaune aurore » et « jaune safran » pour les murs de la chambre de la petite. De monter la couchette. « Jaune ». Comme un soleil qui vient remettre de la lumière où tu t’étais habitué à la noirceur. Tu te dis que c’est cliché. Que c’est quétaine, mais ça te fait sourire. Tu le sais que c’est pas parce que le nouveau apparait que le vieux stuff clear la place. Ça va cohabiter pour un boute. T’es capable vivre avec. La tapisserie de lapins remplira pas le trou, mais c’est un début. T’as envie que ça start comme du monde. De finalement en faire des photos de famille. D’avoir envie de les accrocher. D’être un bon père.
