Ça n’arrive pas aux gars
Texte par Denis-Martin Chabot
Illustration par Florence Sabatier
D’un mouvement brusque, elle rallume le joint qu’elle avait éteint pas plus de 10 minutes plus tôt. Elle inhale une longue bouffée qu’elle peine à retenir. Elle la relâche dans une tousserie violente.
Tu l’interroges du regard. Elle détourne les yeux.
Ça va aller? Elle marmonne. Ces sons n’ont pas plus de signification que ceux émis par un adolescent le matin au déjeuner. Elle inspire une autre bouffée qu’elle expire dans une autre quinte de toux.
T’es certaine que ça va? Elle te tue du regard. Ça suffit pour comprendre qu’elle n’a pas approuvé la manière expéditive dont tu lui as fait l’amour.
Elle écrase le bout de son joint dans le cendrier sur la table de nuit. C’était ta première fois.
Vierge encore, étonnant pour un gars de ton âge.
Elle, elle avait partagé son intimité avec tant d’autres. Elle avait de l’expérience, savait exactement ce qui lui plaisait et était convaincue de tout connaître sur la sexualité masculine. Elle t’a fait une fellation digne du nom, à laquelle aucun homme le moindrement fringant comme toi qui se respecte ne pourrait résister. Or, ta verge est demeurée hésitante.
T’aimes pas ça? Non, non, c’est super. Super? Super! C’est pas un plein d’essence que je te fais. Ton boyau manque de gaz.
Tu as ignoré l’agression passive et entrepris de te stimuler. Assez pour être adéquatement solide et assurer la suite des choses que tu t’es empressé d’accomplir. Ce faisant, tu as totalement raté son point g. Tu voulais juste en finir.
Comme avec lui. Un moment difficile à passer. Après, il te donnait des bonbons.
Tu n’as rien raconté de ça à qui que ce soit. Tu as mangé plein de sucreries, les siennes en plus de toutes les autres que tu te procurais. Tu bouffais tes émotions.
Ton corps a pris de l’expansion, comme si tu te bâtissais une forteresse à même tes bourrelets. Chaque bouchée, une punition, une violence, une agression que, tu t’étais convaincu, tu méritais. Kilo par kilo, tu te flagellais, alourdissant tes douleurs, ajoutant œdème et douleur à tes blessures. Et pas seulement à tes blessures physiques.
Ce corps que tu engraissais attirait la grossophobie dont tu as particulièrement souffert à l’école secondaire.
Tu t’es imposé des diètes allant d’un extrême à l’autre. Tu as perdu les kilos de trop, retrouvé une silhouette plus conforme aux règles de l’industrie de la mode et du superficiel. Mais à quel prix!
Te voilà aux prises avec un désordre alimentaire qui te suivra pour la vie.
Elle n’a pas atteint le paroxysme désiré. Elle est frustrée et te le fait savoir. Les femmes frigides n’existent pas, il n’y a que des hommes maladroits.
Tu lui avoues que tu es puceau. Oui, encore à 19 ans. Tu lui racontes ce que tu n’as jamais pu dire avant. Pas tout. Juste assez pour qu’elle comprenne et qu’elle te fasse preuve de compassion. Tu te fais vulnérable.
Elle éclate de rire. Ben voyons, y a absolument rien là. Ces affaires-là, ça n’arrive qu’aux filles. Pas aux gars. Fais un homme de toi. Prends-toi en main. Passe à autre chose. Fais pas ta moumoune.
L’humiliation que tu ressens est indicible. Tu retiens tes larmes d’impuissance, les mêmes que, gamin, tu peinais à cacher après avoir subi un autre de ces moments avec ton oncle, un de trop, comme la fois dans la remise de sa cabane à sucre. Cet oncle dont tu tais le nom, parce que personne ne voulait y croire, pas même tes parents. En fait, si, mais pour le bien de tout le monde, il était préférable de tout balayer sous le tapis. Un bon vieux secret de famille, comme il s’en crée encore trop souvent, pour éviter la chicane, pour s’épargner un scandale. Toi, tu n’as plus rien dit, pour mieux oublier, pour faire comme si ce n’était jamais arrivé.
Mais c’est arrivé.
As-tu bandé? Un gars n’a pas d’érection sans désir, sans plaisir. Elle rigole de plus belle. Et si t’as joui, ben, pose-toi plus de questions.
Ton sexe durci aurait-il trahi un instinct refoulé? Une homosexualité latente? Tu n’es pas gai, Tu as honte quand même.
Tu n’as jamais revu cette fille.
Beaucoup d’autres sont passées en coup de vent dans ton lit. Étonnamment, alors que tu cultives tes dépendances pour calmer la douleur, celle dont tu n’as plus jamais reparlé. Tu t’imbibes d’alcool et remplis tes narines de cocaïne, mais ton sexe demeure fonctionnel.
Ces femmes, tu les désires intensément dans ton cœur. Mais une fois dans l’intimité, tu ressens un grand malaise. Tu fermes les yeux et tu le revois, te rappelles ce qu’il t’a fait. Tu termines à la hâte. Elles repartent frustrées. Elles ne repartagent plus ta couchette.
Un jour l’une d’elles fait fi de ton inconfort. Avec douceur et compréhension, elle réussit à te faire oublier le temps d’un plaisir bien éphémère ton mal-être. Tu cesses de boire et consommer de la drogue, assez longtemps pour avoir deux enfants, toi qui ne croyais pas cela réalisable. Te voici papa d’un garçon et d’une fille que tu ne sais pas aimer, à cause de... Ça. Tu crains leur affection, encore plus de leur en donner. Ça te confronte. Ça te ramène là où tu ne veux plus aller. À ses caresses non voulues. Ses touchers non consentis. Les prendre dans tes bras te confond avec ce que, lui, il t’a fait subir. Tu ne veux pas être comme lui, ce monstre qui a foutu le bordel dans ta tête où se mêlent désormais la douceur et la violence, l’amour et la haine, la tendresse et l’agression et la fierté et la peur.
Ton sentiment d’incapacité par rapport à ta famille te fait sombrer à nouveau dans tes dépendances. Tu tombes de haut et profond. Tu bois comme jamais avant et ton esprit se perd dans la poudre blanche qui bouche tes sinus.
Ta conjointe et tes enfants subissent malgré eux, et malgré toi, cette manifestation de ton mal- être à coups de remontrances, de punitions et d’éclats de voix. Heureusement, tu ne lèves jamais la main sur eux. Tes petits ne savent plus quoi faire, ton épouse, quoi dire, pour ne pas que tu t’emportes dans une autre colère excessive et lourde.
Ton foie se noie dans ton alcoolisme. Ton nez, la cocaïnomanie. Ton esprit se meurt. Ta vie s’étiole. Ta famille te quitte. Ton employeur te met à la porte.
À quarante-cinq ans, tu atteins le fond du baril. Ça ne peut plus aller. Il te faut choisir. Continuer et mourir ou te reprendre en main.
Tu t’accordes une deuxième chance. Après une difficile cure de désintoxication, tu contrôles un peu mieux tes dépendances. Mais tu n’es pas sorti du bois.
Une entreprise de rénovation domiciliaire te recrute. C’est en retapant des maisons que tu rebâtis ta vie. Ton existence redevient accueillante et ta famille revient vivre sous ton toit.
Un retour bref. Pas même un an. Tu n’es pas tout à fait prêt à assumer à nouveau ton rôle de père. Tu t’impatientes moins, mais c’est encore trop. Ta violence, bien qu’uniquement verbale, met un terme définitif à ta relation familiale.
Tes années de consommation te font perdre la garde partagée des enfants qui ne te visiteront qu’aux deux semaines. Vaincre l’alcool et la coke est une chose. Combattre les démons du passé, une tout autre.
Cette fois, pas question de sombrer. Tu cherches une issue, te joins à un groupe d’entraide pour des gars comme toi. Dans cet espace bienveillant, tu t’ouvres. Enfin. Tu relâches tout ce qui t’étouffe. Tu dis ton histoire. Dans tes mots. Tu es écouté. Sans jugement. Entendu. Cru.
Tu te libères, brises les chaines du passé, te tournes vers l’avenir. Tu pleures toute la peine qui habitait ton âme, celle de ta jeunesse volée, de ton adolescence perturbée, de ta vie d’adulte troublée, de ta famille perdue. Tu nommes celui qui a tout gâché. Tu lui en veux, et c’est normal.
Cet oncle est mort. Tu te fais à l’idée que ton drame ne sera jamais, non pas vengé, mais reconnu par celui qui l’a causé; pas plus par tes parents qui ont fermé les yeux, eux aussi décédés.
À ton ex-conjointe, à tes enfants devenus adultes, tu te racontes. Tu ne pourras jamais corriger le passé, mais l’avenir s’annonce meilleur.
La route devant toi a désormais une destination. Elle mène vers toi.